La politique économique de la France est, depuis plus de dix ans, focalisée sur le rétablissement de la compétitivité des entreprises et sur la réindustrialisation. Si l’on souhaite obtenir une croissance suffisante pour réduire de façon significative et durable le chômage, il est nécessaire d’atteindre ces deux objectifs. Mais les résultats jusqu’à présent n’ont pas correspondu aux attentes. La croissance n’a jamais dépassé 2% deux années de suite, le chômage s’est réduit lentement mais il vient de repartir à la hausse et le taux de chômage de la France reste l’un des plus élevés des principales économies développées. Enfin, le déficit extérieur en biens hors énergie est toujours élevé alors que la France jusqu’en 2003 connaissait un excédent. Le coût du travail a alors été désigné comme la principale cause de ces performances décevantes.
Mais cela n’avait pas toujours été invoqué. Peu après la création de l’euro, on a assisté au début de la dégradation du solde commercial et on a alors attribué à la création de la monnaie unique la responsabilité de cette dégradation. Les parités de conversion entre l’euro et les devises nationales auraient été défavorables à la France et gêné les exportations. Mais l’observation de la situation de l’Italie dont les entreprises accumulaient les excédents extérieurs, a vite fait comprendre que l’euro n’était pour rien dans l’accroissement des déficits et dans le ralentissement de la croissance qui en résultait.
C’est alors qu’est apparue l’idée suivant laquelle c’était le coût du travail qui handicapait les entreprises et qui expliquait à la fois la réduction des parts de marché et la montée des délocalisations. La protection sociale et les retraites sont financées par des cotisations assises sur les salaires, payées par les entreprises et par les salariés. Cela accroit le coût du travail tout en ayant un effet négatif sur la perception qu’a le salarié puisque sa rémunération nette est réduite du fait des sommes qui sont prélevées.
Il en a résulté la « politique de l’offre » fondée sur la réduction des charges sociales payées par les entreprises afin de réduire le coût du travail. Elle a été accompagnée par une baisse du taux de l’impôt sur les sociétés. Mais cette politique n’a toujours pas donné les résultats attendus en termes de compétitivité. Le déficit commercial rapporté au PIB était en 2024 de 3,6% contre des excédents de 5,5% en Allemagne et de 2,4% en Italie. Hors énergie, il était encore proche de 30 milliards d’euros en 2024. La réindustrialisation de la France n’a pas davantage démarré.
Les modalités de la réduction du coût du travail sont aussi discutables. En la concentrant sur les bas salaires, on exclut les emplois qualifiés qui sont au cœur de la compétitivité industrielle et on encourage les activités de services qui pour la plupart, ne sont pas soumises à la concurrence internationale. Enfin on réduit l’attractivité des métiers à haute valeur ajoutée puisque les emplois dans ces entreprises sont en général rémunérés au-dessus du plafond et profitent moins des allègements.
L’analyse des échanges extérieurs montre aussi que le raisonnement basé sur le coût du travail est erroné. Il y a en effet de très fortes disparités entre les performances des secteurs industriels. Par exemple l’aéronautique et les produits de luxe génèrent des excédents croissants qui ont atteint en 2024 45 milliards. A l’inverse, l’automobile et les biens d’équipements mécaniques et électroniques sont en déficit pour 60 milliards. Or ils bénéficient du même régime d’allègements de charges. Si ceux-ci constituaient une réponse adaptée au problème de la compétitivité, on ne noterait pas de telles différences d’un secteur à l’autre.
Cette politique de réduction du coût du travail a été financée à l’origine par une hausse des impôts sur les ménages en 2013 et 2014, qui a pesé sur la croissance. Ensuite, elle a entrainé un alourdissement considérable des déficits et de l’endettement publics dont les niveaux aujourd’hui nécessitent l’adoption de politiques budgétaires plus rigoureuses qui pèseront sur la croissance, sur le pouvoir d’achat et donc sur l’emploi. La politique centrée sur l’abaissement du coût du travail n’a donc pas donné les résultats escomptés et a pénalisé l’économie française.
La dégradation des échanges de produits industriels est pourtant bien réelle mais n’a pas pour seule cause le coût du travail. Elle résulte aussi d’erreurs stratégiques majeures des dirigeants d’entreprises et parfois même de l’Etat. Trois exemples en témoignent et ont eu de lourdes conséquences. Le premier concerne l’industrie du raffinage. Au nom de l’environnement, de nouveaux avantages fiscaux avaient été accordés aux véhicules roulant au diesel qui émettait un peu moins de CO2. Or on ne peut reconvertir une raffinerie qui produit de l’essence pour qu’elle fasse du diesel. La France a ainsi réduit les capacités de raffinage de 1,6 à 1,1 millions de b/j et a importé du diesel.
Au sein de l’industrie automobile Renault a été l’exemple de ce qu’il ne fallait pas faire. A l’origine l’acquisition de Dacia avait pour seul objet de fournir le marché local. Puis Renault s’est mis à importer les véhicules de la marque en France et à pénétrer les marchés européens faisant ainsi concurrence à ses propres véhicules d’entrée de gamme. Pour y remédier l’entreprise a alors délocalisé en Turquie la production de plusieurs modèles, au détriment de l’emploi et de la balance commerciale. L’acquisition coûteuse de Nissan a ouvert le marché français à cette marque japonaise tout en fermant à Renault les trois premiers marchés mondiaux, la Chine, les Etats-Unis et le Japon. Pendant ce temps-là, le premier producteur d’automobiles en France est devenu Toyota grâce à ses usines et a apporté la preuve que le coût du travail n’empêche pas un constructeur d’être compétitif.
La disparition d’Alcatel résulte, comme les faibles performances de Renault, de mauvais choix stratégiques et d’acquisitions imprudentes décidées par ses dirigeants. On ne nomme pas à la tête d’un géant de la téléphonie un président issu du monde du pétrole qui imaginait qu’on pouvait développer une industrie sans usines. L’acquisition de Lucent, au prix d’un lourd endettement, a affaibli Alcatel, l’a fait tomber sous le contrôle de Nokia, d’où sa disparition et à la suppression de milliers d’emplois et de compétences qui auraient permis au minimum de conserver ses parts de marché.
Les causes du recul industriel de la France sont multiples et ne se réduisent donc pas au coût du travail. De nombreuses opérations risquées menées par des dirigeants, dont la rémunération en dépendait, ont mis en difficulté des entreprises stratégiques et affaibli le tissu industriel. A l’évidence pour certains biens nécessitant une large main d’oeuvre, la concurrence venue d’Asie profite de coûts très faibles. Mais cela est vrai pour tous les pays. Il y a ceux qui ont trouvé les bonnes solutions et qui ont surmonté le problème comme l’Allemagne et l’Italie entre trouvant l’équilibre entre délocalisations, quand c’était indispensable, et production nationale. La France n’a pas su s’engager dans cette voie.
Les sommes affectées au financement des mesures destinées à la réduction du coût du travail sont donc disproportionnées au regard des résultats obtenus. Mais il va être très difficile de les remettre en cause. Une évolution utile pourrait consister, à augmenter le niveau des salaires en deçà desquels la réduction s’applique tout en diminiant le taux de réduction. Ainsi les emplois qualifiés seraient plus nombreux à en bénéficier, ce qui serait un soutien efficace à la compétitivité des entreprises exposées à la concurrence internationale.