Les mesures annoncées par le Président de la BCE ne méritent ni cet excès d’enthousiasme, ni ces critiques, en provenance notamment d’Allemagne. Les marchés financiers ont salué le « Quantitative Easing » avec une nouvelle baisse des taux à long terme et un resserrement des spreads au sein de la zone euro : l’écart entre les taux à dix ans français et allemands est descendu en dessous de 20 points de base, ce qui ne s’était jamais vu. Le même mouvement a affecté les taux italiens et espagnols. La charge de la dette publique de ces Etats en sera allégée d’autant. Par ricochet, les investisseurs ont reporté leurs fonds sur les marchés d’actions où ils trouvent un rendement supérieur aux obligations. La « sphère financière » est ainsi, dans l’immédiat, le principal bénéficiaire des décisions de Mario Draghi. Ce n’était pas l’objectif : il n’entre pas dans son mandat de faire monter la Bourse.
Quels effets peut-on alors attendre pour « l’économie réelle » ? Le premier est la baisse de l’euro. Les capitaux, découragés par des taux faibles voire négatifs, se placent sur d’autres devises, comme le dollar et le franc suisse. C’est ce que la banque centrale suisse avait anticipé. La « compétitivité » des entreprises de la zone euro s’améliorera-t-elle ? Pas sûr. Cela profitera surtout aux entreprises qui ont localisé une part importante de leur activité en dehors de la zone euro. Leurs bénéfices seront gonflés d’autant, ce que la Bourse anticipe déjà. La moitié du commerce extérieur s’effectue entre Etats-membres et la part des exportations dans l’activité dépasse rarement 30% pour les grands pays. L’impact global sur l’activité sera donc limité. Les écarts de performances entre Etats résultent bien davantage des stratégies des entreprises et de la nature de leurs métiers, pas toujours sensibles au taux de change. Sinon comment expliquer que deux pays au profil aussi différents que l’Italie, membre de la zone euro, et que la Suisse qui n’en fait pas partie et qui a une monnaie très chère, aient tous les deux un excédent commercial ? En revanche, les pays de la zone euro profiteront moins de la chute des cours du pétrole que ceux qui ont conservé une monnaie forte. Est-ce bon pour la croissance et l’emploi ? On peut en douter.
Le second aspect concerne la baisse des taux d’intérêt. En toute logique, cela devrait favoriser l’investissement et la consommation en rendant le crédit moins cher. Malheureusement, ce schéma classique, qui est à la base de la politique monétaire, ne fonctionne plus. Les banques ne l’ont que très partiellement répercuté sur leurs clients. Elles ont adopté aussi, à la suite de la réglementation prudentielle (Bâle III), une attitude très restrictive dans la distribution du crédit au secteur privé, malgré leurs campagnes massives de publicité qui tentent de nous persuader du contraire. En France, en 2014, la production de crédits immobiliers a baissé de 7,8%, hors rachats de créances. Qui peut, dans ces conditions croire malgré les taux les plus bas depuis 50 ans, en une reprise de l’économie ?
Le troisième aspect, aussi critiqué que les deux premiers, vise le rachat indirecte des dettes publiques qui inciterait les Etats à ne pas procéder aux « réformes structurelles » nécessaires et qui en outre ferait peser sur les contribuables des pays vertueux, suivez mon regard, une menace inacceptable. La première, et la plus urgente, des réformes structurelles ne devrait-elle pas porter sur la « pensée économique », qui ne s’est pas manifesté ces dernières années par une pertinence incontestable ? Les schémas des économistes, sont toujours hérités d’une époque où le monde était fermé et où le progrès technologique ne révolutionnait pas les coûts de production. La mondialisation qui fait jouer, parfois trop, la concurrence et l’innovation qui fait baisser les prix ont eu raison de l’inflation qui était, bien avant le chômage, la préoccupation centrale des pays développés. Or notre mode de raisonnement économique n’a pas évolué pour tenir compte de cette nouvelle réalité et les outils conçus à juste titre pour lutter contre ce fléau, sont désormais inutiles puisque la menace a disparu. Quant à la crainte sur la solvabilité des Etats qui seraient encouragés à relâcher leurs disciplines à la suite des décisions annoncées par la BCE, elle ne saurait viser la Grèce puisque le plafonnement des rachats est tel que le pays ne pourra pas en bénéficier avant un an au moins. Quant à la mutualisation des risques, et pour la même raison, elle reste limitée par le système de quotas instauré.
Alors que peut-on attendre de ces décisions ? Quand on regarde ce qui a été fait dans les pays qui avant la zone euro ont suivi cette voie, on reste sceptique. Le Japon, où le programme a été massif, n’est pas sorti de la stagnation. A l’inverse, les Etats-Unis et le Royaume-Uni connaissent une reprise significative. Mais, à la différence de la zone euro, ils n’ont pas recherché à tout prix et rapidement à réduire leurs déficits budgétaires. Ils restent avec des déficits publics supérieurs à 5%. Et personne ne s’interroge sur les menaces que cela ferait peser sur leur solvabilité, alors même qu’ils connaissent l’un et l’autre un fort déficit extérieur et sont tributaires de l’épargne étrangère pour le financer. Plus généralement, en raison du multiplicateur inversé, la stagnation voire la récession provoquée par les politiques d’austérité ne permet pas, bien au contraire, de réduire significativement les déficits, le cas de la France à cet égard est exemplaire.
Les réticences allemandes peuvent relever de l’ignorance. Les déclarations de la Chancelière Angela Merkel suivant lesquelles c’est quand les taux d’intérêt sont faibles qu’il faut réduire la dette publique illustrent bien cette incompréhension des mécanismes financiers. Veut-elle dire par là qu’il vaut mieux s’endetter quand les taux sont élevés ? Elle n’est d’ailleurs pas seule dans son cas. Céder des participations dans des entreprises qui servent des dividendes de 4% pour réduire un endettement qui coûte 0,5% n’est pas une idée plus brillante, surtout dans un pays qui dispose d’une épargne massive. Ces réticences peuvent aussi traduire, ce qui serait bien plus grave, une volonté de domination de l’Allemagne en Europe. Or cette domination est contraire à l’esprit des traités et serait rapidement condamnée par les autres peuples, ce qui aboutirait à la fin du projet européen.
Tel est le contexte dans lequel se sont déroulées les élections en Grèce. La nette victoire de Syriza dont le programme consiste à concilier l’appartenance de son pays à la zone euro et à l’Europe, au prix d'une inflexion radicale des orientations actuelles, va forcer les responsables à apporter des réponses aux questions posées, notamment sur la pertinence des politiques suivies. Le débat qui va s’ouvrir, à cette occasion, dépasse le cas particulier de la Grèce. Personne ne peut prétendre que ces politiques aient été jusqu’à présent couronnées de succès alors qu’elles rencontrent une hostilité croissante des peuples. Le rétablissement de l’équilibre budgétaire en Allemagne résulte de l’arrêt des investissements publics, du refus du pays d’assumer ses responsabilités militaires au sein de l’OTAN et d’une démographie catastrophique. Cette situation n’est transposable dans aucun autre pays.
Les négociations qui vont intervenir avec le nouveau gouvernement grec sont donc capitales. Les dirigeants de Syriza ont affiché leur volonté de demeurer dans la zone euro, après s’être longtemps interrogé. Mais ils vont rouvrir le débat sur les contraintes, héritées d’un autre temps, qui pèsent sur la politique économique des Etats européens. Et leurs dirigeants vont devoir les écouter. A défaut l’initiative de la BCE, qui, dans ce nouveau contexte pourrait venir en soutien des nécessaires réorientations, n’aura eu d’autres effets que de faire monter les bourses et baisser l’euro. Et la désaffection des peuples vis-à-vis de l’Europe franchira une nouvelle étape. A chacun, alors de prendre ses responsabilités et à la France d’assumer les siennes.