Le 29 mai 2005, les Français rejetaient à une large majorité le Traité constitutionnel européen que, pourtant, les « partis de gouvernement », c’est-à-dire le Parti socialiste, alors dans l’opposition, l’UMP et les centristes, avaient appelé à approuver. Cet anniversaire a donné lieu à de nombreux commentaires faisant le lien entre la montée en France du Front national et le succès, dans de nombreux pays, des partis « extrêmistes », dont la caractéristique commune, est le rejet de l’Europe telle qu’elle fonctionne aujourd’hui.
Pour ce qui est du Front national, il faut tout de même se souvenir qu’en 2002, à la surprise générale, Jean Marie Le Pen était arrivé deuxième à l’élection présidentielle avec plus de 17% des voix, et ce malgré ses prises de position sur Vichy et les camps de concentration. La « progression » de ce parti doit donc être relativisée. Mais l’essentiel n’est pas là.
Le « non » au référendum de 2005 ne résultait pas de l’hostilité des Français à l’égard de l’Europe mais du projet européen tel qu’il leur était présenté. Il y avait d’abord un problème avec ce que les juristes appellent la hiérarchie des normes. Le Traité donnait une valeur constitutionnelle à des principes que la majorité des Français rejetaient. Pour revenir en arrière, il aurait fallu que chaque Etat modifie sa propre Constitution ; quand on sait ce que cela signifie en France, on a des frissons dans le dos. On doit d’ailleurs se féliciter de ce refus, car quand la crise financière puis la crise de l’euro sont survenues en 2008 et en 2010, les Etats européens ont du adopter une série de mesures. De simples lois ont permis de créer les différends fonds de soutien aux pays et aux banques en difficulté, alors que si le texte de 2005 avait été adopté, les procédures auraient été bien plus lourdes.
Le texte donnait aussi, par exemple, une valeur constitutionnelle au principe de « la concurrence libre et non faussée », au même titre que le suffrage universel ou le droit de propriété. L’intervention de l’Etat comme l’existence même des services publics devenaient pratiquement impossibles. C’est cela aussi que les Français rejetèrent. Mais on les induit en erreur quand on affirme aujourd’hui que la volonté populaire a été bafouée avec l’adoption du nouveau Traité qui reprenait de nombreuses dispositions du texte rejeté. Approuver un Traité que l’on a négocié et qui a été ratifié par le Parlement n’a pas du tout les mêmes conséquences que d’inscrire de nouveaux principes dans la Constitution. Surtout, et on doit lui en savoir gré, Nicolas Sarkozy, fit retirer du nouveau traité ses aspects les plus inacceptables comme justement la reconnaissance du principe de la concurrence libre et non faussée.
La crise de confiance dans l’Europe que nous traversons aujourd’hui et qui a les conséquences politiques que l’on constate à chaque élection et pas seulement en France, a une toute autre origine. Elle découle des principes qui ont été adoptés il y a vingt ans, au moment de la création de l’euro et de la tentation, assumée ou non, de l’Allemagne d’exercer sa domination économique sur le continent.
Le rôle des critères, inscrits dans le traité de Maastricht était de rendre impossible toute dérive inflationniste qui aurait résulté des déficits publics, tout en confiant à une banque centrale indépendante le soin de fixer le niveau des taux d’intérêt et de réguler l’évolution de la masse monétaire. Seulement la menace inflationniste a aujourd’hui disparu et d’autres formes de crise sont apparues, celle des subprimes, venue des Etats-Unis et celle qui a frappé certains pays européens du fait d’un endettement privé excessif. Si l’on excepte le cas particulier de la Grèce, les principaux pays touchés, l’Espagne et l’Irlande, étaient même cités en exemple pour leur respect des règles de déficit et d’endettement publics.
La récession qui suivit cette « double crise » eut, en revanche pour conséquence, du fait de la nécessité, pour tous les gouvernements de la zone euro, d’intervenir pour soutenir l’activité ou pour sauver leur système bancaire, une envolée des déficits et des dettes publics. Depuis, les instances européennes font pression sur les Etats signataires pour qu’ils reviennent à des déficits et à des taux d’endettement conformes au Traité qu’ils ont signé, d’où la stagnation économique qui frappe la zone, avec les conséquences que l’on voit sur l’emploi. Quand on réduit les dépenses publiques dans une période de sous-activité et de montée du chômage, on déclenche chez les agents économiques privés des comportements de précaution et d’attentisme qui pèsent sur les recettes ce qui, au lieu de favoriser le retour à l’équilibre des finances publiques, le dégrade : c’est le multiplicateur inversé dont la France a fait l’expérience en 2014. A l’inverse, les pays qui ne sont pas contraints par ces règles s’en sortent bien mieux, ce qui donne autant d’arguments aux pourfendeurs de l’Europe.
En même temps, on brandit, comble du paradoxe, le spectre de la déflation et la Banque Centrale Européenne s’assigne pour mission, non plus d’empêcher la hausse des prix de dépasser 2%, comme cela figure dans le traité, mais au contraire de la faire remonter juste en dessous de 2% ! Et on se fixe même comme objectif de faire baisser l’euro, en contradiction formelle avec ses pères fondateurs. Si on avait dit, il y a 20 ans, quand ces critères ont été définis, qu’un jour on se trouverait dans cette situation, personne ne l’aurait cru. Or le monde a changé et l’inflation, dans les pays ouverts à la concurrence internationale comme ceux de la zone euro, n’est plus une menace sérieuse. Les gains de productivités dans tous les domaines, notamment dans les services grâce à la numérisation de la société, et les progrès faits dans l’exploration et la production des matières premières exercent une telle pression sur les prix que la demande additionnelle générée par une demande publique ou privée accrue, née du déficit budgétaire, n’a aucune chance d’enclencher un mécanisme inflationniste. Les contraintes mises dans le traité pour pallier un risque inexistant sont doncdevenues sans objet.
Quant à l’excès d’endettement public, dont le spectre est agité en permanence, il n’a pas grand sens pour la zone euro puisqu’il est très largement couvert par l’épargne financière de ses ressortissants. Celle-ci atteint des niveaux record, avec sa contrepartie logique, un excédent massif des paiements courants extérieurs. Or c’étaient ces deux risques qui avaient justifié l'adoption de ces règles. La logique voudrait, sinon qu’on s’en affranchisse, du moins qu’on les réforme pour les adapter au monde d’aujourd’hui. Non seulement la question est tabou, mais un pays, l’Allemagne, qui a pourtant bénéficié de l’indulgence de ses partenaires durant les quinze années qui ont suivi sa réunification, en rajoute sur le terrain de la rigueur.
Deux explications, l’une irrationnelle, l’autre plus inquiétante. Il y a d’abord la peur que « le contribuable allemand doive payer pour les inconséquences des autres pays ». D’abord le contribuable allemand, qui est aussi un salarié, est bien content quand les consommateurs des autres pays achètent ses produits. Le pays réalise la majorité de ses excédents avec ses voisins, dont la France. La première victime d’une aggravation de la crise dans la zone euro serait donc l’Allemagne elle-même. L’autre explication possible, c’est que ce statut de bon élève de l’Europe réveille chez ses dirigeants un appétit d’influence et de puissance que son statut politique lui interdit. Il y aurait là une sorte de compensation au fait que la diplomatie allemande, sauf quand il s’agit de traiter avec Moscou, est inexistante : absence de siège permanent au Conseil de sécurité et de rôle militaire dans les multiples conflits qui agitent la planète, qu’il s’agisse de l’Afrique ou du Proche et du Moyen-Orient.
Et si l’on ajoute que la bureaucratie bruxelloise, elle, est ravie de son rôle de gendarme, on comprend que les motifs d’inquiétude ne manquent pas quand à la pérennité du soutien des peuples à un projet qui est sorti de sa logique initiale et qui ne donne plus les résultats escomptés. Il faut donc plus qu’un assouplissement des critères budgétaires dans la zone euro, une véritable remise à plat.
Commentaires
Pas de commentaires.